1 – HORTENGUL ALAM DELAPAN

Pays Toraja

Région de Rantépao

Sulawesi – Indonésie

 

Hortengul Alam Delapan évita avec un soin maniaque une pierre de la grosseur d’un œuf que ses jardiniers, pourtant méticuleux, avaient oubliée sur le chemin. Après avoir grogné, il se dirigea vers le gros arbre qui parachevait l’éminence artificielle à l’extrémité du jardin suspendu au-dessus des rizières.

Quand « l’ivresse de la Création Poétique » l’étreignait, le Président-Gouverneur errait seul sur ses terres et gagnait l’ombre du somptueux banian au pied duquel avait été érigé l’abri d’où l’on surplombait l’impressionnante vallée de Rantépao, au cœur du pays Toraja : une serre de verre et de métal, couverte de fleurs rouges et blanches.

Les cheveux vert pomme d’Hortengul dressaient leurs pointes lumineuses au-dessus du col relevé de son ample vêture. Cette couleur signifiait qu’il ne voulait parler à personne d’autre qu’à lui-même, car il avait, à ce moment, « l’âme végétale ».

Il se dandina, regarda la serre, décida que le moment était venu de lui attribuer un nouveau nom. Selon son humeur, très variable, il appelait cet édifice : « Céleste Bureau des Premiers Rêves », « La Tanière du Commencement », « La Cage des Etoiles », « Le Repère des Comètes », « La Cabine de la Verve », « La Salle des brouillons »… Il utilisait mille noms, jamais le même.

À l’instant, dévoré par un chant d’amour, le visage tourmenté et grave, il décidait de se hâter vers « La Chambre des Épines Rangées ». Il n’aurait pas su dire pourquoi il baptisait ainsi la serre, mais les consonances le satisfaisaient.

Quelques gouttes de sueur perlaient sur ses tempes rasées haut, au-dessus des oreilles couvertes d’une fine pellicule d’or achevée en pointe, sur son nez puissant, vigoureusement taillé par un ancêtre hollandais, affirmait-il, sur son menton ferme avait été tatouée une scène de bataille représentant la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453.

Les lèvres, lourdes mais effilées, témoins d’un goût excessif des plaisirs de la chair, lui venaient, comme ses yeux bridés, de son sang chinois, se plaisait-il à rappeler. Ces lèvres frémissaient toujours à cause des mots qui se pressaient sous son crâne et se bousculaient dans sa bouche. Il accéléra l’allure, pénétra en trombe dans « La Chambre des Épines Rangées », arracha sa chasuble devenue pesante et brûlante, la lança, théâtral, sur un bronze doré figurant un adolescent nu aux prises avec une murène.

— Pressons !

Il propulsa loin de lui ses chaussons à paillettes mauves, écarta les échancrures de son pantalon afin de découvrir son derrière qu’il posa à cru sur le coussin à ventouses de son fauteuil.

Quand il eut poussé un interminable soupir de soulagement, il étendit les bras sur le bureau transparent et ferma les yeux, privant quelques secondes le plateau de leur étonnant reflet bleu-noir.

Le court moment de recueillement achevé, il écrasa les uns contre les autres ses doigts bagués, vérifia la souplesse de ses phalanges lissées par des millions de caresses, saisit à droite un encrier de porcelaine, sur les tarabiscots duquel était posé un porte-plume d’ivoire d’un autre âge, puis à gauche, une feuille souple, jaunâtre, à filigranes fins. Il passa un index tremblant sur le rectangle translucide, comme si, subitement, une pensée importune l’assaillait ; sans doute revoyait-il le jeune éphèbe sur le dos duquel l’on avait découpé un carré de peau ?

Mais le trouble ne dura pas : il s’empara d’un stylet, plongea la plume dans l’encrier, la souleva et vint déposer avec componction la pointe rouge sur le feuillet.

— Magnifique ! s’extasia-t-il.

Il ignorait d’où provenait ce rubis liquide, ce beau sang, et il n’en avait cure. Pour parler d’amour, il avait recours aux matières vivantes. Comment concevoir autrement l’authentique création ?

— Que mon inspiration soit magnifiée par de la vraie chair humaine !

D’une écriture vive, illisible pour tout autre que lui, il inscrivit, en un jet brutal, une première phrase :

Le cœur transi d’amour, il appela sa belle

Sur son tas de fumier, te coq lui répondit.

 

Il avait éclaboussé son pourpoint blanc de fines taches translucides. Après un violent effort, il replaça le porte-plume, souleva la feuille, se tourna vers un miroir ovale serti de minuscules personnages enchevêtrés, sexes confondus, lut sa trouvaille à haute et intelligible voix.

— Ce n’est pas bon, ajouta-t-il en accentuant le velours de son propre timbre qui le charmait tant. Et puis c’est terriblement dangereux pour le coq.

Il inspira profondément, ferma à nouveau les paupières, se concentra, renversa la tête en arrière, veines du cou saillantes. Ne suffisait-il pas de presser un peu cette fantastique imagination due à ses origines diverses ? Oui, bien sûr ! Il se raidit encore, jusqu’à ce que craquent ses cervicales, puis il se cassa avec lenteur en avant, crocha le porte-plume, le plongea avec rage dans l’encrier, répandit un flot de sang sur la table de travail. Un poème profond allait jaillir de son cerveau, il en était certain. Le fer de la plume cogna à nouveau au fond du récipient. Bon, il tenait le « Commencement du Rêve », les premières gouttes de l’inépuisable « Source à Images » : il n’avait plus qu’à se laisser aller, avec frénésie ; les yeux exorbités, il écrivit :

Le va et vient interminable de la mer

Poignait la jeune veuve.

Elle se retira à la montagne,

Mais le jaillissement des cimes

Ne la consola point.

 

Il s’immobilisa, caressa de l’extrémité de son porte-plume son tatouage au menton, grommela :

— Ce n’est pas encore ça. Voilà qui manque de réalisme. Suis-je donc si fruste et si compliqué ?

Il piqua à nouveau l’encrier, se jeta sur la dernière partie du parchemin, traça :

Rétive comme une carne,

La chattemite avait néanmoins des soumissions muettes.

 

Il lorgna de biais l’image que lui renvoyait le miroir, parcourut la phrase avec une grimace de désapprobation.

— Non ! hurla-t-il alors, hors de lui. C’est mauvais. C’est toujours mauvais !

Le porte-plume éclata sous la pression de ses doigts. L’encrier, repoussé d’un vif revers de main, répandit son contenu sur le tapis.

— Je suis le maître de millions d’hommes, pleurnicha-t-il, mais je suis un ARTISTE RATÉ.

Il réfléchit : il avait beau se montrer méchant envers tout le monde, terroriser ses semblables, les torturer à l’occasion, cela ne le rendait pas meilleur dans les domaines chéris de la peinture, de la sculpture, de la musique et de la poésie. C’était même l’inverse qui se produisait : avec le temps, il s’asséchait.

Il se dressa d’un bond, comme s’il avait été piqué au derrière par l’une de ces foutues ventouses pourtant couvertes d’une substance anesthésiante, et il se frappa le front.

— Idiot ! Triple buse ! Tu n’as qu’à oser encore…

Il tourna sur lui-même. Il y avait longtemps que l’idée le travaillait. C’était une question de sourde inquiétude, pas de morale. Mais cette hésitation ridicule avait assez duré : il allait arracher leurs talents aux artistes, il le leur volerait ! il en avait les moyens !

Il poussa un cri déchirant, chercha ses pantoufles, les chaussa, endossa sa chasuble, sortit au pas de course de la « Chambre des Épines Rangées. »

— Commençons par le début, soliloqua-t-il. La création ne peut se développer qu’en onde pure. Gavons-nous d’abord de fougue, d’insouciance et d’explosive vitalité : absorbons l’âme d’un garçon vigoureux.

Il trottinait, poing serrés sur sa chasuble, le front couvert de rides d’impatience et de méchanceté. D’un bond effrayé, il évita la très modeste pierre oubliée par les jardiniers sur le chemin balayé (ces larves ne perdaient rien pour attendre !) puis il s’arrêta pour reprendre son souffle.

— Pinocchio ! appela-t-il.

Personne ne répondit. Alors, la bouche dure, il reprit sa course vers le Palais, se demandant où pouvait bien se cacher son secrétaire, plutôt son souffre-douleur.

— Pinocchio ! Mais où te terres-tu, imbécile ?

Le Palais se rapprochait. Trois jardiniers, torse nu, la tête couverte d’un chapeau de paille conique, levèrent le front, mais Hortengul, préoccupé par ses sombres desseins, jugea qu’il n’était pas si pressé de leur reprocher la vilaine pierre. Dans l’immédiat, le plus urgent était de passer à l’action : s’approprier les vertus des uns, les passions des autres. Il avait tout ce qu’il fallait sous la main.

— Pinocchio ! Ne m’entends-tu pas, sous-fifre de malheur ? Faut-il que je te fasse châtrer par mes bourreaux ? Faut-il…

— Me voici, Votre Excellence, répondit enfin le mulâtre, en agitant désespérément à bout de bras un interminable foulard jaune. Je suis ici, au bas des marches qui donnent sur les cuisines, là où vous m’avez laissé en m’ordonnant de ne point quitter l’endroit sous peine d’être lapidé par vos valets.

— Allons dans mes appartements, souffla Hortengul, le visage trempé de sueur, aujourd’hui est un grand jour. Tu vas me préparer un bain !